Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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mercredi 22 octobre 2008

Quel est l’enjeu économique des encyclopédies en ligne ?

Ce billet a été rédigé par Sandrine Vachon, étudiante de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.

La popularité des encyclopédies numériques ne se dément pas : alors que Wikipédia se range toujours parmi les 10 sites les plus consultés du Web, faisant fureur auprès des étudiants et de tous les curieux de la planète, une dépêche du Calgary Herald (ici) nous annonçait, à la fin août, que même le Sénateur John McCain utilisait un peu trop l’encyclopédie collaborative dans ses discours électoraux. Cet exemple nous éclaire sur la portée de Wikipédia et sur le changement radical qui s’est opéré dans les habitudes de recherche de tout un chacun ; désormais, il n’est plus question de perdre son temps à fouiller dans de gros bouquins, alors que toute l’information désirée est à un simple clic de souris…

L’arrivée de Wikipédia dans le monde des encyclopédies a créé des remous à plusieurs niveaux. De nombreux détracteurs ont critiqué l’aspect collaboratif de l’encyclopédie, effrayés à l’idée que n’importe quel individu, sans être expert, puisse écrire des articles encyclopédiques, ou en corriger d’autres. Pierre Gourdain et alii ont d’ailleurs consacré la presque totalité d’un livre (La révolution Wikipédia : les encyclopédies vont-elles mourir? BBF ) à essayer de convaincre le public de la non-validité des articles de cette encyclopédie. Et ce n’est qu’une récrimination parmi tant d’autres! Je me pencherai plutôt sur les enjeux économiques reliés aux encyclopédies numériques, dont on parle un peu moins dans les médias.

Sur ce blogue, Jean-Michel Salaün a analysé trois facettes économiques utilisées ou affectées par Wikipédia (ici). Il s’agit des économies de la cognition, de l’attention et du don. Il est possible de dire que Wikipédia participe à l’économie de la cognition puisque l’encyclopédie a un impact sur le monde de l’éducation. Toutefois, cet impact n’est pas économique dans un sens traditionnel, puisqu’aucun étudiant ou professeur ne doit payer pour la consulter. De la même façon, Wikipédia participe à l’économie de l’attention (publicité) en créant une plus grande affluence sur les moteurs de recherche, permettant ainsi aux publicitaires de rejoindre un plus grand marché. Là encore, ce n’est pas Wikimedia, la fondation derrière Wikipédia, qui en profite, mais bien d’autres acteurs du web, comme Google. Enfin, Wikipédia fonctionne grâce à l’économie du don, puisque tous ses revenus proviennent de dons de particuliers ou d’entreprises prélevés lors de levées de fonds. Sur le site wikipédien de la fondation, on explique que “96% du budget de la Fondation Wikimedia provient des dons individuels, et que ce sont généralement de petits montants.(sic) .» Afin de convaincre les gens de donner, la Fondation insiste sur les projets qu’elle désire développer à l’extérieur des Etats-Unis, comme en Afrique, afin d’augmenter le nombre d’articles écrits en différentes langues. Mais il ne faut pas se leurrer : ce qui attire les dons, bien plus que les projets, est l’image de marque de l’encyclopédie. Car Wikipédia a un pouvoir d’attention qui dépasse celui de bien des ONG, et qui se rapproche davantage de celui des grandes compagnies de ce monde, telles que Nike ou Gap! La preuve en est que la Fondation Wikimedia, lors de sa dernière levée de fonds, a amassé 2.162 millions de dollars de 45.000 donneurs à travers le monde (Rapport de la fondation). Avec un tel montant, nul besoin de diffuser de la publicité !

Les encyclopédies plus traditionnelles essaient bien sûr de rester dans le coup, sans grand succès. Par exemple, l’Encyclopedia Britannica permet depuis peu de temps de collaborer à l’encyclopédie en écrivant des articles parallèles reprenant des informations présentes dans les « vrais » articles de l’encyclopédie (Toronto Star, 6 juin 2008). Toutes les créations d’internautes sont vérifiées par les collaborateurs de l’Encyclopédie. Britannica tente d’intéresser les gens en tirant parti de son prestige, en participant à la vague collaborative et en faisant miroiter la possibilité de conserver les bons articles dans la vraie encyclopédie. Mais une entreprise comme celle-ci, malgré sa longévité, peut-elle réellement faire face à l’effet de masse créé par Wikipédia ? Et surtout, combien de gens s’abonneront réellement à sa version numérique pour 69,95$ par année, alors que les encyclopédies gratuites sont satisfaisantes ? En passant de 1395$ pour les 32 volumes de l’encyclopédie à 69,95$ pour la version numérique, on peut dire que les éditeurs traditionnels ont tout un défi économique à relever ! Malgré cette baisse de prix impressionnante, ils n’arrivent même pas à concurrencer les encyclopédies qui n’existent qu’en version numérique, comme Encarta, qui se vend 30$ par année.

Une solution semble « parfaite » pour l’entreprise: c’est celle que préconise l’encyclopédie Knol de Google. Ses articles sont signés par des experts dont l’identité est vérifiée. Le terme « expert » est ici un peu élastique puisqu’un diplôme ne garantit pas nécessairement qu’aucune erreur ne sera faite. Google réussit à attirer ces experts grâce à sa notoriété (nous savons que l’image de marque de Google occupe une très grande place dans l’économie de l’attention sur le Web). Elle leur promet aussi une partie des revenus assurés par les publicités présentes dans leurs articles, en fonction du nombre de personnes qui les lisent. Google a le prestige nécessaire pour que Knol devienne le prochain Wikipédia, mais les utilisateurs se lasseront-ils de la publicité, alors qu’ils sont habitués à ne pas en avoir sur les pages wikipédiennes ? Il n’y a pas que la gratuité qui soit attirante pour les internautes, et une solution intéressante sur le plan économique pourrait en rebuter plus d’un sur le plan éthique : information pertinente, produits de beauté et publicités de voitures de luxe peuvent-elles réellement faire bon ménage ?

mardi 21 octobre 2008

Sésamath : un modèle pour le développement des manuels scolaires numériques ?

Ce billet a été rédigé par Maïté Deroubaix, dans le cadre du cours Économie du document de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information de l'université de Montréal.

En août dernier, les Student PIRGs (les groupes d’intérêt public des étudiants américains), aux États-Unis, ont publié une étude sur les manuels numériques à l’Université. Il y est démontré que trois conditions doivent être réunies pour qu’un manuel numérique soit réellement utilisable par les étudiants : il doit être moins cher qu’un ouvrage traditionnel ; l’impression (ou l’obtention d’une version papier) doit être facile et peu couteuse ; l’accès (qu’il soit en ligne ou hors connexion) doit être exempt de contraintes (limite de temps ou limite du volume de ressources consultées). Or, d’après l’enquête, seuls les manuels numériques diffusés sous licence libre répondent actuellement à ces critères.

Dans le monde de l’édition numérique, le modèle du libre s’adapte-t-il donc mieux aux attentes des utilisateurs (la réduction des couts) que le modèle marqué par le droit d’auteur ou le copyright ?

Ouvrons le débat avec une rapide présentation du manuel scolaire numérique Sésamath.

Sésamath est une association de professeurs de mathématiques bénévoles qui vise à mettre à disposition des outils et des ressources gratuites sur internet pour l’enseignement des mathématiques. Suite à l’élaboration du manuel numérique Sésamath, l’association a reçu, en 2006, le « Lutèce d’or » de la communauté la plus active dans la promotion et dans la diffusion des logiciels libres. Ce manuel n’est en fait qu’une des nombreuses ressources produites par l’association et est conçu plutôt comme un accompagnement à ces ressources.

Voyons tout d’abord dans quelle mesure ce manuel répond aux trois critères énoncés plus haut :

  • En ce qui concerne le prix : Sésamath est gratuit dans sa version numérique, téléchargeable en ligne ; la version papier publiée chez l’éditeur ''Génération5'' coûte 11 euros (ce qui est, en moyenne, deux fois moins cher qu’un manuel traditionnel). Des royalties sont versées à l’association.
  • Pour ce qui est de l’impression, personnelle ou pour une classe, elle est bien sûr excessivement chère. Un des objectifs de l’édition papier est de fournir une version imprimée du manuel à bas prix.
  • Quant à la question de l’accès, il est aussi libre qu’il puisse être, sans limitation de temps ni restriction du nombre de ressources consultées.

Ce manuel répond donc aux critères énoncés dans l’étude des Student PIRGs. Et, en effet, il semble correspondre aux attentes de la communauté éducative puisqu’il connait un relatif succès dans un milieu où l’implantation des éditeurs traditionnels reste très forte. Dans une entrevue de mars 2008, sur Framablog, Sébastien Hache, un des fondateurs des projets Sésamath, explique que l’association semble avoir trouvé un modèle éditorial sinon pérenne, du moins stable, et qu’elle a acquis une certaine indépendance financière grâce aux ventes de la version papier.

Il semble donc que Sésamath ait trouvé une alliance judicieuse entre édition traditionnelle et édition numérique, entre une logique de la diffusion et une logique de l’accès.

Pourquoi les éditeurs traditionnels semblent-ils rester à distance de ces évolutions (toujours selon les Student PIRGs) ?

Les prix bas pratiqués par Génération5 sont possibles grâce au modèle du libre : aucun droit de copie ou de droit d’auteur n’est à payer ; aucun auteur n’est rémunéré. C’est une organisation basée sur le bénévolat, qui échappe aux contraintes de l’économie de prototype (conception coûteuse ; bénéfices faits sur les copies ; besoin de se protéger des copies illégales) : la conception et la réalisation du manuel sont entièrement prises en charge par les membres bénévoles de Sésamath, depuis l’élaboration des exercices jusqu’à leur mise en page sous Open Office (cf. ici la description du processus de collaboration par Noël Debarle, co-animateur du projet).

Il semble que ce soit un autre modèle économique que les éditeurs doivent trouver pour séduire les utilisateurs.

lundi 20 octobre 2008

Les libraires ont-ils un avenir ?

Ce billet a été rédigé par Jean-François Cusson, étudiant de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.

Depuis quelques mois, une pétition circule en France pour promouvoir et défendre la loi sur le prix unique du livre (connue aussi comme la loi Lang, ou loi n° 81-766 du 10 août 1981). Les détails de la pétition, intitulée « Pour le livre » peuvent être consultés ici. Ce mouvement est apparu en réaction à la remise en question, au printemps 2008, de certaines dispositions de la loi à l’Assemblée Nationale française. Un bon résumé des évènements est disponible via le portail littéraire du Nouvel Observateur. Par ailleurs, un autre évènement a secoué dernièrement le monde du livre français : la levée, en cour de cassation, d’un jugement interdisant à la filière française du libraire en ligne Amazon d’offrir gratuitement à ses clients les frais de port sur leurs achats. Ces deux événements, bien qu’ils ne soient pas directement liés, illustrent bien les bouleversements importants qui affectent présentement le modèle économique du commerce du livre dans l’Hexagone. Ce rapide rappel de l’actualité française permet, par ricochet, d’aborder certaines problématiques qui touchent nos libraires québécois.

Le monde du livre québécois est en grande partie régie par la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre, communément appelée « loi 51 » (texte de la loi) Adopté en 1979, cette loi stipule, entre autre chose, que les organismes publics (comme les écoles, les bibliothèques publiques, les ministères, etc.) doivent effectuer leurs achats de livres auprès d’une librairie agréée. Je n’entrerai pas dans l’énumération des détails de l’agrément; il suffira ici de souligner qu’une librairie agréée doit posséder un fond important et diversifié et que les collectivités doivent effectuer leurs achats dans une librairie de leur région, sans pouvoir bénéficier de remise de prix.

Alors que la France a choisi d’encadrer le prix de vente des livres (mesure qui a par exemple pour effet d’empêcher les plus gros joueurs de vendre à perte pour attirer le client vers d’autres produits), le gouvernement québécois a plutôt opté pour une politique qui promeut la librairie et soutient sa présence à travers le territoire en grande partie à cause de l’obligation, pour les clients institutionnels, de la fréquenter. En d’autres mots, on pourrait dire que le modèle québécois propose une gestion de la demande, alors que le modèle français se concentre sur un encadrement de l’offre.

Il serait facile, partant de cette position quelque peu biaisée qui est la mienne, de déclarer le modèle québécois supérieur à celui de son homologue d’outre-Atlantique. Dans un premier temps, je me contenterai de produire quelques chiffres concernant la libraire indépendante (dont l’état me paraît un bon étalon pour mesurer la diversité et le dynamisme de l’économie du livre dans un contexte donné).

Au Québec, 31,8 % des ventes de livres ont été réalisées chez des libraires indépendants (statistique produite par l’Observatoire de la culture et des communications du Québec). La librairie indépendante française, quant à elle, occuperait un segment de 18,8% du marché (selon le Centre nationale du Livre). Il existerait donc un écart de 13 points entre les deux marchés. Pour ma part, j’en conclue que le modèle québécois est plus favorable aux petits commerçants que le modèle français. Ceci dit, la librairie indépendante française n’est pas si mal en point si on la compare avec son homologue américaine, qui n’occuperait plus que 3 à 9 % du marché selon Publisher Weekly (ici).

Cela ne veut pas dire que les libraires indépendants québécois ne soient pas menacés. En 2007, ils n’enregistraient que 0,9 % d’augmentation de leur chiffre d’affaires alors que les grandes chaînes (principalement les groupes Archambault et Renaud-Bray) affichaient une progression de 22,9 % ici). Face à cette perte de terrain, les libraires indépendants (unis sous la bannière LIQ) se sont regroupés pour mettre sur pied le portail livresquebecois.com, un site consacré à la promotion et à la diffusion du livre québécois. Comptant environ 25 000 titres, le catalogue du portail est directement lié au fond des librairies participantes. Lors de l’achat, l’internaute a la possibilité de verser un pourcentage des profits engendrés par la vente à la librairie de son choix ou de les répartir sur l’ensemble des librairies participantes.

A première vue, cela me semble une initiative intéressante, bien que je m’interroge sur sa viabilité sur le moyen et le long terme. Mise à part quelques petits encadrés publicitaires dans le quotidien Le Devoir, le portail ne semble bénéficier d’aucune promotion médiatique importante. Cette initiative m’apparaît plus comme une campagne de consolidation d’une clientèle existante que comme une véritable campagne de promotion adressée au grand public. J’ai essayé, sans succès, de communiquer avec la responsable des ventes pour avoir une idée des résultats préliminaires. Je reviendrai plus tard compléter ce billet si je devais recevoir une réponse dans les semaines à venir.

Par ailleurs, et pour revenir avec ma comparaison entre les deux modèles francophones, une rapide recherche sur Google suffit à démontrer le peu d’intérêt médiatique que suscite la librairie indépendante québécoise, en particulier lorsqu’on refait l’exercice avec son homologue français. Ce qui me ramène à mon interrogation de départ : la loi québécoise encadrant le commerce du livre est-elle mieux construite (ou meilleure ?) que son pendant français ? Ou s’agit-il au contraires de deux contextes tout à fait étranger l’un à l’autre, irréconciliables ? Parle-t-on moins, au Québec, du sort de la librairie indépendante parce qu’on considère que sa survie et son développement sont assurés par le cadre juridique existant ? Les menaces qui pèsent sur les librairies indépendantes sont-elles les mêmes au Québec qu'en France ?

dimanche 19 octobre 2008

Les éditeurs de livres sont-ils en crise ?

Ce billet a été rédigé par David Nadeau, étudiant de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.

L’Association Nationale des Éditeurs de Livres (ANEL) du Québec a un nouveau président depuis le 11 septembre 2008 : Gaétan Lévesque président-directeur d’XYZ éditeur. À ma grande surprise, c’est une entrevue empreinte d’optimisme que ce dernier accordait au journal Le Devoir dans son édition du 20 et 21 septembre 2008. Moi qui suis plutôt néophyte dans l’étude de l’économie du document, j’étais plutôt sous l’impression que les différents acteurs de la chaine du livre subissaient également les contre-coups de l’explosion du numérique et de la menace du livre électronique (des exemples ici ou ). J’achevai de me convaincre du contraire et constatai de la relative bonne santé du monde de l’édition en lisant la conclusion de l’entrevue où M. Lévesque déclare que :

(le) bilan global (du marché de l’édition) est néanmoins plutôt bon. On ne désespère pas, et nous ne sommes pas déprimés! Depuis les cinq dernières années, le chiffre de vente a augmenté, année après année.

S’ils ne sont pas en situation de crise, les éditeurs de livres sont tout de même confrontés à la nécessité de faire évoluer leurs pratiques (voir Jeff Gomez pour une intéressante réflexion sur le sujet). Pour faire entrer les éditeurs de livres dans le XXIème siècle, M. Lévesque établit les priorités suivantes :

  • Favoriser la diffusion des livres à l’étranger et dans les régions du Québec.
  • Consolider les marchés des bibliothèques publiques et scolaires
  • Participer au développement d’un réseau étendu de librairies.

Pas un mot sur l’édition électronique et sur le ebook. Rien non plus à propos de l’explosion du Web 2.0 et de l’information gratuite sur l’internet. Si on prévoyait que la numérisation des supports et la gratuité de l’édition numérique allaient précipiter le livre en enfer, la révolution se fait toujours attendre. Les analyses et les explications de ce non-événement abondent : ici, ici ou .

Aujourd’hui, les préoccupations des éditeurs semblent plutôt concerner les enjeux de la distribution de leurs produits, ce qui amène naturellement à s’interroger sur la viabilité du modèle de la chaine du livre que nous connaissons depuis le XVIIème siècle. Dans la chaine traditionnelle du livre, l’éditeur ne participe pas à la distribution, laissant le travail de commercialisation aux distributeurs et aux libraires pour ne se concentrer que sur le travail en amont de cet objet qu’est le livre.

Cependant, avec l’émergence de l’internet et plus particulièrement des sites de vente en ligne, il devient de plus en plus facile, économique et efficace de faire soi-même la commercialisation d’un produit comme le livre.

Il est entendu que dans une l’économie de l’espace public, l’éditeur développe un catalogue de titres en n'ayant qu’une idée approximative des destinataires ciblés. Il s’inscrit dans une logique de diffusion où il ne se concentre que sur la production du bien. Puis, il confie sa collection à un distributeur qui assurera la distribution des livres en librairie. L’éditeur sait pertinemment que de son catalogue, seulement quelques titres connaitront un succès commercial dont les revenus serviront à financer les titres ayant moins bien fonctionné. Les lois de l’offre et de la demande étant ce qu’elles sont, ce ne seront que les bons vendeurs qui se retrouveront bien exposés en vitrine chez le libraire. Les autres titres seront ou bien absents des étalages, ou bien relégués dans les rayonnages les moins accessibles. Dans ce modèle, il y aurait certainement une augmentation de la rentabilité pour l’éditeur s’il y avait une meilleure circulation de tous les titres de son catalogue, et non pas seulement quelques gros vendeurs. En se référant aux travaux de Chris Anderson sur la Longue Traîne et ses conséquences, l’exploitation par les éditeurs du marché de l’Internet « composé de millions de niches où les choix très éclectiques des consommateurs se répartissent sur des multitudes de titres » semblerait possible.

Illustrons par le modèle désormais classique qu’est le site Amazon. En plus de pouvoir virtuellement contenir une quantité infinie d’articles, il offre l’avantage de présenter des résumés d’ouvrages, des photographies de la couverture et de la quatrième de couverture, des extraits et même des commentaires de lecteurs et des hyperliens vers d’autres ouvrages.

S’il y a présentement crise auprès des acteurs de la chaîne du livre, c’est à mon sens davantage du côté des libraires qu’il faudrait la chercher. La réaction plutôt négative des lecteurs face au livre électronique combinée à une démocratisation du développement de sites de ventes en ligne intégrant les fonctionnalités du Web 2.0 laisse plutôt entrevoir de belles opportunités d’affaire pour les éditeurs. Ce n’est donc pas surprenant de constater que le projet prioritaire de M. Lévesque est de mettre sur pied, d’ici 2009, une plate-forme numérique pour la promotion des nouveautés de l’édition québécoise qui comportera des liens vers des plates-formes d’achat en ligne. Le polémiste pourra alors déclarer que sous cet éclairage, la logique de diffusion peut désormais se passer des librairies et que nous sommes bien rendus à l’heure des achats de livres via l’internet. Il n’y a qu’à voir les débats en France actuellement pour constater à quel point la question est sensible (Nicolas Morin, François Bon, Syndicat français de la librairie). Heureusement, je ne serai pas cet oiseau de malheur, et je vous renvoie à ce billet visant à rassurer les libraires des bons sentiments des éditeurs.

jeudi 16 octobre 2008

Paul Krugman a-t-il toujours raison ?

(Repéré sur Numérama grâce à la veille de Silvère Mercier que je ne remercierai jamais assez pour son travail qui me sert tous les jours !)

Avant d'être récipiendaire du prix Nobel d'économie, Paul Krugman avait publié à la fin du printemps un éditorial dans le New-York Times, reprenant l'argument classique selon lequel les documents étant devenus des biens publics grâce au Web, un prix de marché n'était plus possible, par contre, il était possible d'utiliser la puissance de résonance pour valoriser des services associés. Il est présomptueux et imprudent de contredire un prix Nobel, mais après tout un blogue est là pour lancer des idées, même à contre-courant de la plupart des confrères. Et, quitte à prendre une volée de bois verts, j'affirme qu'en l'occurrence il se trompe. L'erreur est d'autant plus gênante que, son auteur ayant acquis l'autorité que lui confère le plus prestigieux des prix scientifiques, elle risque de passer pour une vérité incontestable.

Paul Krugman, “Bits, Bands and Books,” The New York Times, Juin 6, 2008.

Extraits (trad. JMS) :

En 1994, une de ces gourous, Esther Dyson, a fait une prédiction saisissante : la facilité avec laquelle le contenu numérique pouvait être copié et diffusé pourrait finir par obliger les entreprises qui vendent les produits de l’activité des créateurs à un prix très bas, ou même de les donner. Quel que soit le produit, logiciel, livre, musique, film, le coût de création devrait être récupérer indirectement. Les entreprises devraient «distribuer gratuitement la propriété intellectuelle pour vendre les services et des contacts». (..)

Évidemment, si les e-books deviennent la norme, l’industrie de l’édition telle que nous la connaissons pourrait dépérir complètement, Les livres pourraient servir principalement de matériel promotionnel pour d’autres activités des auteurs, comme des séances payantes de lecture. Bon, si cela a suffi à Charles Dickens, je suppose que cela me suffira.

Car la stratégie consistant à brader la propriété intellectuelle pour que les gens achètent tout ce qu’il y a autour ne marchera pas de façon équivalente pour tout. Pour s’en tenir à un exemple évident et douloureux : l’organisation de la presse, y compris ce journal, a passé des années à essayer de faire passer ses nombreux lecteurs en ligne par un paiement adéquat, avec un succès limité.

Mais, ils devront trouver la solution. Progressivement, tout ce qui peut être numérisé le sera, rendant la propriété intellectuelle toujours plus facile à copier et toujours plus difficile à vendre pour plus qu’un prix symbolique. Et nous devons trouver des modèles d’affaires et une économie qui tiennent compte de cette réalité.

La première erreur est de considérer que l'articulation entre le contenant et le contenu telle qu'elle est réalisée sur le Web et donc le partage de la valeur qui l'accompagne, est une donnée hors du champ de l'analyse et non un construit social significatif pour celle-ci. En réalité, l'abondance de biens informationnels gratuits valorise ceux qui vendent de l'accès, soit par des abonnements au réseau, soit par des machines. C'est une erreur de penser que les internautes ne dépensent rien pour ces produits, ils dépensent, et parfois beaucoup, en machines et abonnements, c'est à dire pour les contenants.

C'est aussi une erreur découlant de la précédente de penser que c'est la seule voie possible. Deux exemples démontreront le contraire :

  • Lorsque France-Télécom (à l'époque DGT) lança le Minitel et la télématique (Wkp), elle distribua gratuitement les terminaux en instaurant un système de micropaiement sur les services. Ce modèle d'affaires fut très rentable pour les producteurs de contenu (et, parait-il, il reste encore rentable dans quelques micro-créneaux). Cette stratégie est le parfait inverse de celle de Apple sur la musique avec le iPod.
  • La Corée du Sud avec le réseau Naver (ici) a mis en place un réseau payant, véritable place de marché où les transactions sur le contenu se font quotidiennement dans le respect de la propriété intellectuelle.

La stratégie de Kindle de Amazon va dans le même sens. Je suis moins sûr que P. Krugman qu'elle soit vouée à l'échec et, si elle l'était, cela viendrait moins d'une loi économique générale sur l'échange de contenus que d'une stratégie qui favorise, avec la complicité intéressée mais inconsciente des «gourous du Web», les industries du contenant.

La seconde erreur importante est de croire que le Web produit une rupture radicale par rapport à la situation antérieure. Il existait déjà des industries de contenu accessibles gratuitement aux documents facilement copiables, et pas des moindres : la radio et la télévision. Il existait aussi des institutions où les documents étaient partagés : les bibliothèques. Pour les unes et les autres, des modalités ont été trouvées, parfois après de laborieuses négociations, pour préserver la propriété intellectuelle et garantir un financement du contenu. On pourrait discuter de ce partage, mais c'est un autre débat.

Sans doute, le Web est un formidable outil de résonance, tout comme d'ailleurs la radio-télévision, mais rien n'interdit de trouver des modalités de rétribution des ayant-droits, sinon le dialogue de sourds qui s'est installé entre des détenteurs de droits, trop gourmands et incapables de comprendre l'organisation du Web-média, et les internautes militants incapables quant à eux d'imaginer que celui-ci puisse dépasser son adolescence rebelle. Refuser cette possibilité, c'est alors refuser la capacité au Web de devenir un média à part entière, tout en faisant le lit de quelques acteurs dominant qui accaparent à leur seul profit ou presque la vente d'attention créée par les contenus, au premier chef, bien sûr, Google.

Là encore, c'est donc une erreur que de croire que le Web tuera nécessairement les médias plus anciens, même si, clairement, le Web-média en prenant brutalement place parmi ceux-là réduit leur place et donc globalement leurs revenus, sans doute de façon inégale suivant les médias. Prenons là aussi deux exemples rapidement :

  • Dans la vidéo, malgré les téléchargements sauvages, la propriété intellectuelle continue de régler les positions sur le Web, comme le montrent les négociations engagées par YouTube avec les réseaux de télévision, les producteurs de séries ou encore les détenteurs de droits sportifs, ou comme le montrent les difficultés de la station Web Joost.
  • Dans la musique, l'annonce récente des résultats de l'expérience du groupe RadioHead où le paiement du téléchargement était laissé à la discrétion des internautes sont impressionnants. Au total, Radiohead a écoulé à ce jour 3 millions d'exemplaires de In Rainbows, sous forme de CD (1,75 million), de boîtiers de luxe vendus par correspondance (100 000) ou en téléchargement. Il faut y ajouter les droits sur les passages en radio et 1,2 millions de personnes à leurs spectacles. La résonance a été très forte, mais elle a aussi favorisé les formes les plus classiques de la vente de contenus.

Les étudiants du cours auront retrouvé le long de ce billet des éléments de la séquence 1 (l'argument de P. Krugman), de la séquence 2 (ma première réfutation) et de la séquence 3 (ma seconde réfutation).

Complément du 18 octobre 2008

Repéré grâce au commentaire de A. Pierrot, merci à lui :

PREMIERS RESULTATS : OBSERVATOIRE DES DEPENSES MEDIAS ET MULTIMEDIAS, Communiqué (Médiamétrie, Octobre 15, 2008).

Voici la répartition du budget d'un ménage français pour les médias et le multimédia sur une année en 2007-08. La dépense totale est de 2270 Euros et pour les familles ayant des enfants (11-24 ans) : 2920 Euros.

Édifiant..

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