Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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vendredi 20 octobre 2006

Pilier 4 : La plasticité

Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner..

La composition de la baguette est rudimentaire, son goût est plutôt fade et, pour le relever, il est probable que vous ayez recours à quelques ajouts gustatifs : beurre, confiture, miel, sirop d’érable ou même fromage, jambon, salade etc. selon votre culture gastronomique. Mais la combinaison est très limitée et le résultat connu : vous n’irez pas au-delà d’une (ou plusieurs) tartine(s) ou un (ou plusieurs) sandwich(e)s.

Le journal, lui, se présente tout-à-fait différemment. Il est composé d’un grand nombre d’articles juxtaposés dans des rubriques. Les articles eux-mêmes contiennent des informations, réunies, combinées et transcrites par les journalistes. Les informations sont multiples et hétérogènes. Elles se combinent entre elles et produisent alors de nouvelles informations.

Un fait ou un thème particulier peut vous passionner, vous confrontrez alors les présentations et les points de vue. Vous pourrez même rompre l’unité du journal en découpant un ou plusieurs articles pour les réunir dans un dossier avec d’autres issus d’autres sources. Il se peut qu'un(e) bibliothécaire(e) ou un(e) documentaliste ait déjà réuni un tel dossier que vous pourrez alors consulter.

Découper la baguette ne vous donnera jamais plus que des tartines.

L'information est un bien d'une plasticité exceptionnelle. Une information peut éventuellement se découper en plusieurs, mais plusieurs peuvent aussi se combiner pour n'en faire qu'une. Une ou plusieurs informations peuvent accompagner un autre bien ou un autre service. Par ailleurs, une information se transfère sans grande difficulté d'un support à un autre. Peu d'objets peuvent à ce point de décliner, se remodeler, se découper, se fusionner sans, pour autant, changer de nature.

C’est un avantage pour ceux qui travaillent dans ce domaine : ils ont à leur disposition un matériau malléable. Mais il y a aussi une réelle difficulté à maîtriser une matière à ce point fluide. On peut repérer, du point de vue économique qui est le nôtre, deux défis :

  • L’unité, dans les deux sens du terme : le tout ou la plus petite partie. Comment donner de la cohérence, un sens, à un amalgame hétérogène ? Quelle est l’unité documentaire de base que l’on pourra articuler avec les autres pour bâtir le document ? Le journal a construit pour cela une hiérarchie stricte et des savoirs professionnels. L’article, « la brève » sont calibrés, comportent un titre, un chapô, sont inclus dans une rubrique. L’unité globale est donnée par l’objet, le journal papier, et sa structure, identiques chaque jour. C’est l’objet qui est vendu, garant de l’unité documentaire globale.
  • La dématérialisation. Le terme est ambigu car l’information se transmet toujours au travers d’un support. Néanmoins, l’évolution des techniques graphiques et d’impression a séparé progressivement la réalisation du prototype, le divisant même en parties indépendantes, de sa reproduction ou sa diffusion. Dès lors, le passage du prototype, ou d’un de ses éléments, d’un support à un autre est facilité. L’organisation de la chaîne de fabrication du journal en a été bouleversée. Le journaliste aujourd’hui dactylographie son article dans un fichier informatique et la combinaison des fichiers pilote directement l’impression. Ces mêmes éléments peuvent être déclinés pour différentes exploitations, y compris la diffusion des archives. Inversement, le lecteur lui-même pourra réutiliser et recombiner les unités documentaires en conformité ou non avec les règles de la propriété intellectuelle. Ainsi, l’unité documentaire, jusqu’ici protégée par l’objet, est fragilisée au point que la notion même de document peut-être remise en cause.

jeudi 12 octobre 2006

Pilier 3 : L'interprétation

Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner..

L'achat de deux baguettes a, sans doute, largement résolu votre problème alimentaire et celui de votre ami(e). L'achat de votre journal n'a résolu votre problème informationnel que si vous avez le sentiment qu'il contient toutes les informations que vous souhaitiez connaître en ce début de journée. Autrement dit, vous demandez à votre journal d'avoir repéré, recueilli, trié, classé, organisé, commenté les informations qui vous intéressent.

Mais en lisant, vous choisissez vos rubriques, vous portez plus d'attention sur certains titres ou articles, vous en sautez d'autres. Vous faites, vous-aussi, un travail de repérage, de tri, de combinaison, de classement, d'interprétation. Votre interprétation de l'actualité sera sans doute différente de celle de votre ami(e). Vous pourrez en débattre, le (ou la) convaincre ou être convaincu(e), rester sur vos positions respectives ou encore trouver une synthèse ou un compromis.

Ce qu'on appelle communément l'information résulte d'un double processus d'interprétation. Une interprétation des évènements et de leur importance par les rédacteurs débouche sur une représentation, ici le journal. Cette représentation est, elle-même, interprétée de nouveau par les lecteurs. Personne ne peut avoir l'assurance que les interprétations soient homologues et que rédacteurs et lecteurs attachent une importance comparable aux mêmes représentations. Néanmoins l’objectif est bien de tendre vers cet idéal, faute de quoi le journal ne sera pas acheté.

Chacun interprète les informations selon son contexte. Le contexte varie dans le temps, selon les histoires et expériences individuelles et selon l’histoire des collectivités grandes ou petites. La fugacité de l’interprétation rend la valeur des informations contenues dans votre journal très aléatoire. Certaines peuvent vous paraître essentielles, bien d’autres inutiles. Une information peut acquérir un poids très important pour une personne et/ou à un moment donné ou, au contraire, perdre tout intérêt.

La baguette de pain est sans surprise. Réalisée avec de la farine, un peu d’eau et du levain, elle garde le même goût jour après jour. Tout au plus, vous l’apprécierez diversement selon votre état physique ou votre humeur.

Pour réduire l’incertitude de l’interprétation, difficile à gérer d’un point de vue économique, les industriels de l’information et de la culture emploient plusieurs moyens :

  • Les médiateurs, les « gate-keepers » ici les journalistes, jouent le rôle central. Ils ont un pied dans le monde de la représentation qui suppose des savoir-faire particuliers et autre dans le milieu qu’ils servent pour ne pas se couper de ses préoccupations et en repérer les transformations à signaler. L’implication personnelle des médiateurs et leur crédibilité est vitale ;
  • La diversité des propositions, qui se traduit par le journal dans la diversité des rubriques, des cahiers, l’étendu de la couverture géographique, la multiplication des comptes rendus impliquant des personnes etc., permet de réduire les risques en les étalant sur de nombreuses propositions d’information ;
  • Le renouvellement. Nous avons souligné le caractère d’innovation de l’information dans le 2e pilier, nous verrons dans le 5e pilier qu’une information chasse l’autre. Disons ici que le contexte évolue, que les médias sont un des facteurs important de cette évolution par la représentation qu’ils renvoient et donc qu’une vertu économique de l’information est son renouvellement continu.

Pilier 2 : Le prototype

Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner..

Après tout, pour résoudre le problème de la baguette entamée, vous pouvez toujours en acheter une seconde pour votre ami(e). Deux baguettes comblent mieux la faim matinale qu'une seule !

Mais si vous achetez deux fois le même journal, vous ne serez pas mieux informés pour autant. Tout au plus, vous serez informés tous les deux en un temps record, puisque vous pourrez lire ensemble le journal au même moment sans vous gêner.

Les documents identiques ne s'additionnent pas dans leur consultation. Alors même qu'ils ont été reproduits à de nombreux exemplaires, ils gardent pour les individus une valeur unique, celle du prototype. Cette unicité est aussi valable du côté de la production. Les journalistes-rédacteurs d'un quotidien conçoivent un journal et un seul par jour mais chaque jour différent, si sa maquette est inchangée, son contenu est renouvelé. Il est ensuite reproduit par les imprimeurs ou diffusé par les réseaux ou encore proposé dans les bibliothèques. Chaque exemplaire diffusé garde une vertu de prototype et peut être copié ou enregistré, et éventuellement reproduit, prêté ou encore diffusé par électronique. L’industrie de l’information est donc une industrie de prototypes.

Le boulanger est obligé de pétrir autant de baguettes qu'il veut en produire (la multiplication des pains demande des compétences particulières réservées à de rares élus !) et il les réalise chaque jour selon la même recette. Il y a bien longtemps que le prototype de la baguette de pain est au point et bien des boulangeries reçoivent des baguettes pétries en usine qu’il ne reste qu’à cuire. L’industrie alimentaire est, pour une grande part, une industrie de produits en série.

Un prototype est toujours coûteux à fabriquer. Ainsi l’industrie de l’information a mis en place des procédures pour protéger sa valeur ajoutée et réduire ses coûts :

  • La propriété intellectuelle y est essentielle pour protéger l’innovation contenue dans chaque produit. Inversement, le développement de son contraire, la copie, vite baptisée « contrefaçon », puis « photocopillage » et aujourd’hui « piratage » par les industriels installés, est tout aussi naturel ;
  • Nombre d’éléments de création sont externalisés, afin de réduire les coûts et les risques pour autant qu’ils ne conduisent pas à la perte de l’indépendance de l’industriel. Pour le journal, on peut citer le recours aux agences ou aux pigistes ;
  • Tout ce qui peut être industrialisé en production l’est. Cela concerne aussi bien la standardisation de la fabrication (ex : maquette du journal stable), que la reproduction (imprimerie) ;
  • La distribution est le maillon faible du processus car le plus coûteux et le moins porteur de valeur ajoutée. Mais c’est (était) aussi une forte barrière à l’entrée et donc une protection pour les industriels installés, décourageant d’éventuels nouveaux concurrents. La diffusion par le réseau électronique opère une rupture radicale de cette protection en réduisant brutalement les coûts.

lundi 09 octobre 2006

Pilier 1 : la non-destruction

Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner..

Une fois, la baguette mangée, elle a disparu ; le journal lui, une fois lu, est toujours là.

Sauf accident, il n'aura pas été détruit physiquement par sa consommation. Vous pourrez même le donner à celui, ou celle, qui partage votre repas, et il (ou elle) pourra encore vous le rendre. Le don de la baguette est sinon plus généreux, en tout cas plus altruiste. Elle risque de vous être rendue sérieusement entamée ! Contrairement à un produit ordinaire, l'information, ou plutôt disons le document, ne disparaît donc pas dans sa consommation, mieux, il se consulte de nombreuses fois sans altération notable.

Mais ce même journal, selon la façon dont on le considère, peut néanmoins faire l'objet d'une destruction :

  • le journal de la veille est rendu caduc par le journal du jour (c'est ici le journal comme prototype, l'information rassemblée qui est devenu obsolète. Cette destruction est due à la conjonction de l'évolution du contexte et de l'action du producteur) ;
  • une fois le journal lu, il aura, pour vous, perdu une grande part de sa valeur. A quoi bon relire quelque chose que vous savez déjà ! (c'est une nouvelle fois le journal-prototype qui est concerné, mais cette fois-ci il a été effectivement consommé par le lecteur) ;
  • vous pouvez oublier l'information que vous avez lue, elle sera, pour vous, détruite, mais vous aurez l'occasion d'y revenir si vous n'avez pas perdu votre journal (le journal comme support agit comme une prothèse de la mémoire) ;
  • l'exemplaire dont vous disposez peut être détruit accidentellement ou volontairement (c'est ici l'objet matériel qui est concerné. La destruction physique ne résulte pas directement de la consommation), vous pourrez vous rattraper en achetant un nouvel exemplaire du journal, sauf s’il n’est plus disponible (alors l’information est perdue pour vous à jamais à moins qu’elle n’ait été reprise sur un autre support). Ainsi un document publié est bien plus indestructible qu'un document confidentiel, car il reste disponible si l'un ou l'autre exemplaire est détruit.

jeudi 05 octobre 2006

Les sept piliers de l'économie du document

Les économistes mettent en avant les caractéristiques particulières de l'information pour justifier à la fois l'intérêt et la difficulté de l'analyse dans ce champ. Elles sont souvent présentées en désordre et sans hiérarchie. Mais je crois que, au moins pour ce qui concerne le document, on peut les regrouper sous sept rubriques qui forment les sept piliers de son économie :

  1. La non-destruction
  2. Le prototype
  3. L'interprétation
  4. La plasticité
  5. L'expérience
  6. L'attention
  7. La résonance

Ces piliers doivent être mis en relation avec les paradoxes que le numérique révèle ou accuse (voir ici, et ), pour comprendre les développements en cours.

Le raisonnement économique est parfois difficile à suivre pour un non-initié. S'il est rendu complexe par la spécificité du champ et la technicité de la discipline, les notions de base sont pourtant très concrètes et font partie de l'expérience ordinaire de tout un chacun.

Ainsi, on peut les éclairer par une illustration simple, une parabole dont chacun mesurera facilement les conséquences : la parabole du (petit) déjeuner. Cet exemple particulier sera élargi sans difficulté à d'autres objets informationnels et d'autres situations analogues.

Supposons donc que ce matin vous avez acheté un journal et une baguette de pain pour agrémenter votre (petit) déjeuner.. vous avez peut-être aussi reçu du courrier. Je développerai dans sept billets à venir les sept piliers en les mettant en situation à partir de cette mise en appétit..

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