Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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lundi 11 octobre 2010

Apple et les déplacements de valeur

Voici quelques réflexions sur les déplacements de la valeur induits par Apple, à partir de la théorie du document. Il ne s'agit que de suggestions à valider et approfondir ou à contredire.

Plusieurs annonces récentes ont souligné l'insolente santé financière de la firme Apple. C'est aujourd'hui la deuxième capitalisation boursière mondiale après être passée devant son concurrent de toujours Microsoft en janvier dernier. La valorisation du titre est tellement élevée que certains doutent qu'elle dure et soulignent à raison les limites de la stratégie (ici).

Un des secrets du succès financier de la firme est la marge qu'elle prend sur le matériel vendu, une marge considérable, bien plus élevée que celle de ses concurrents (). Cette marge n'est possible que grâce à l'accord, on pourrait même dire la complicité, du consommateur, qui n'hésite pas à ouvrir son porte-monnaie pour acheter le petit dernier de la gamme au prix fort. La complicité est d'autant plus paradoxale qu'on trouve en première ligne des consommateurs séduits, des activistes du web, par ailleurs militants de la gratuité. L'exemple le plus ironique est celui de Wired et de son rédacteur en chef Chris Anderson annonçant successivement le triomphe de la gratuité, puis la mort du web... pour vendre la nouvelle version de la revue sur l'iPad (v. par ex l'opinion de F. Pisani).

À première vue, tout cela n'est pas vraiment conforme à un raisonnement économique rationnel puisque l'on accepte de payer beaucoup plus cher un produit, dont la valeur ajoutée, si elle existe, est très éphémère. L'explication généralement donnée de cet étonnant phénomène est un attachement fort à la marque et la culture qu'elle entretient. Sans doute le talent de communicateur de son président, Steve Jobs, et le savoir-faire marketing de la firme ne sont plus à démontrer, tout comme l'effet de halo que diffusent les différents produits entre eux (ici). Mais l'explication me parait un peu courte pour un tel succès. Il faudrait alors considérer les consommateurs les plus avertis comme de parfaits gogos. Je voudrais en suggérer une seconde à partir d'une analyse «document».

J'ai déjà eu l'occasion de montrer que Apple, tout comme Amazon, appuyait sa stratégie sur la première dimension du document, la forme. Apple verrouille le marché des documents numériques en les vendant comme des objets au travers de terminaux dédiés : l’iPod pour la musique, puis l’iPhone et aujourd’hui l’iPad. Cette stratégie poursuit l’ordre documentaire antérieur en l'adaptant.

La forme du document est ce qui nous permet de le repérer comme un objet ayant ce statut. Je cite R. Pédauque : Ici, le document est donc vu comme un objet de communication régit par des règles de mise en formes plus ou moins explicites, qui matérialisent un contrat de lecture entre un producteur et un lecteur. Le document est principalement étudié sous l’angle de ce protocole implicite de communication quel que soit son contenu textuel ou non textuel précis. (p.4) ici

Prenons l'exemple du livre. Un livre se repère parce qu'il est un codex, mais pas seulement ce pourrait être un cahier ou un journal intime. Sa couverture, l'ordonnancement des pages imprimées nous renseignent aussi sur son statut. Il n'est alors pas besoin de le lire pour savoir que c'est un livre. La valeur de cette forme ne réside pas seulement dans le simple repérage. Sachant que c'est un livre, nous savons, car nous l'avons appris depuis l'enfance, que c'est aussi une promesse d'ouverture sur un monde réel ou imaginaire, autrement dit un objet transitionnel qui nous permet de tenir dans nos mains un morceau d'un monde encore inconnu et pour le livre mesurable notamment à son épaisseur (ici). Cette promesse peut avoir selon notre histoire personnelle ou notre personnalité et selon le livre repéré une valeur, grande ou dérisoire.

Revenons à Apple. La forme du document numérique réside, elle aussi, dans plusieurs éléments articulés : le design du terminal, l'affichage du fichier et, le cas échéant, le rendu sonore. Le génie d'Apple est d'avoir compris l'importance de la valeur que les internautes mettaient dans la forme et réussi à la matérialiser. L'iPod, l'iPhone et maintenant l'iPad sont des objets transitionnels, des promesses, promesses d'autant plus importantes que le web est une caverne d'Ali Baba dont on a entrevu déjà bien des richesses, mais dont on imagine qu'elles ne sont encore rien comparées à celles encore enfouies, notamment dans l'articulation des images animées et du texte. Dès lors, celui qui détient le sésame du contrat de lecture de cette première dimension, c'est à dire des règles plus ou moins explicites de la lecture numérique à venir se trouve dans une position privilégiée. Apple est ainsi un peu dans la position des imprimeurs libraires du 18ème siècle ().

Il est dès lors naturel que ce soit justement les internautes les plus avertis les premiers séduits. Ce sont eux en effet qui connaissent le mieux la valeur du trésor enfoui, donc de la promesse, et qui sont le plus sensibles, par leur éducation, à l'esthétique, essentielle à la réussite de la forme. Mais l'accent mis par Apple sur le graphisme, le tactile et l'image animée touche aussi les jeunes générations. Or, le meilleur outil de marketing du livre dans sa dimension forme est (était) l'école obligatoire où l'on apprend à lire, à écrire et à accéder au savoir sur des codex. La facile prise en main des récents outils de Apple par les plus jeunes générations et leur utilisation éventuelle à l'école pourraient conduire au premier ébranlement sérieux des bases de la citadelle livre.

Maintenant voyons les déplacements de valeur. Dans le monde du livre, la valeur économique est passée progressivement de l'imprimeur-libraire à l'éditeur, c'est à dire de la dimension forme à la dimension texte, au fur et à mesure que les savoir-faire d'impression et de mise en page se sont stabilisés et donc que les coûts ont été internalisés dans l'ensemble de la filière. Aujourd'hui, nous assistons à un retour de balancier, mais la situation a bien changé depuis le 18ème siècle : la communication est instantanée et mondiale. Ainsi, il est indispensable que la forme produite soit quasi-universellement acceptée.

Pour filer l'analogie, on pourrait dire que Apple a toujours un temps d'avance sur l'impression et la reliure (le terminal et son administration) et ainsi réussit à affermer une armée de typographes indépendants (les producteurs d'applications, par ex ici). Cette stratégie n'est gagnante que tant que l'innovation interdit à la concurrence de prendre place.

Pour la suite, tout dépend de la position que la firme aura réussi à prendre sur le marché du contenu. La bataille sera chaude, mais sur le moyen terme ceux qui gagneront devront avoir intégré le nouveau contrat de lecture qui s'invente sur le numérique et qui progressivement s'internalisera. D'une part, le lecteur s'habituera à la relation à la forme du document numérique qu'il ne remarquera plus, d'autre part les coûts de développement des formes renouvelées de publication s'effaceront quand celles-là deviendront routinières.

Actu du 13 octobre 2010

Voir l'article du Los Angeles Times sur les relations entre Amazon/Apple ou Kindle/iPad :

Apple's iPad is good for Amazon's Kindle, which has 76% of eBooks market, says Cowen report Updated, 11 octobre 2010 ici|en]

Et un peu plus tard : décidément la problématique des nouveaux typographes est bien d'actualité. Voir sur OWNI deux vidéos sur le futur du livre ici

Actu du 21 octobre 2010

Étude de Nielsen : comparé à l'iPhone, le iPad profite surtout aux livres, magasines, vidéo, TV et films

Connected Devices: Does the iPad Change Everything? (Nielsen, Octobre 21, 2010), ici.

Actu du 25 octobre 2010

Voir aussi le billet de F. Cavazza, qui sous-estime à mon avis le poids de la forme :

FredCavazza, Google Chrome OS = iOS + iTunes, 15 octobre 2010 ici .

Actu du 28 octobre 2010

Voir aussi le rapport annuel (ici) et le cr qu'en fait Znet ()

Actu du 20 déc 2010

John Naughton, “Publishers take note: the iPad is altering the very concept of a 'book',” Guardian, Décembre 19, 2010, ici.

et la vidéo présentant le livre sur iPad Why the net matter? .

jeudi 07 octobre 2010

Un classement mondial des éditeurs en trompe l'oeil

À l'occasion de la foire de Francfort depuis 2007 un classement des éditeurs mondiaux est produit par Livre-Hebdo (France). Il a été présenté hier par son auteur :

Rüdiger Wischenbart, “The Global Ranking of the Publishing Industry 2010,” Octobre 6, 2010, Pdf. On trouvera les classements précédents .

Voici le résultat principal :

Classement-editeurs-2010.jpg

Il ressort de ce classement une apparente stabilité globale des principaux acteurs dans le temps avec une domination des groupes US et surtout européens et l'arrivée récente de groupes asiatiques comme le japonais Shueisha à la faveur de l'engouement pour les Mangas et bientôt le chinois Shanda par acquisitions successives. On trouve dans le haut de ce classement mondial aussi bien des groupes très investis dans le numérique (éditeurs scientifiques STM) que d'autres plus traditionnels.

Mais cette relative permanence du classement des chiffres d'affaires cache vraisemblablement des disparités dans les taux de profit difficiles à mesurer. Une indication de ces disparités est fournie par les évolutions contrastés des chiffres d'affaires sur les trois dernières années indiquées sur le graphique.

Concernant le numérique, le consultant note d'importantes différences selon les régions (trad JMS) :

Tandis que les liseuses, en premier lieu le Kindle d'Amazon et le iPad d'Apple, ont rencontré un grand succès aux États-Unis où ils dominent, les téléphones semblent capter l'attention en Asie, notamment au Japon. En Europe, à cause du nombre limité de titres actuellement disponibles dans les langues locales aussi bien chez les éditeurs commerciaux que dans le domaine public, aucune évaluation sérieuse des marchés potentiels ne peut être aujourd'hui produite.

Le jeu reste donc très ouvert et bien malin qui prédira celui qui réussira à tirer son épingle du jeu entre les téméraires et les prudents. Et l'auteur de conclure :

On peut parier néanmoins presque à coup sûr paradoxalement à cause de la trompeuse stabilité de ce haut de classement que d'ici quelques années seulement le paysage global ne ressemblera plus du tout à celui d'aujourd'hui.

dimanche 28 mars 2010

Échange inégal

L'Unesco a publié en octobre dernier un volumineux et important rapport : Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel (UNESCO, 2009), présentation, rapport, résumé.

Ci-dessous quelques éléments du chapitre 5 sur les médias Communication and cultural contents. Rien de nouveau, ni de révolutionnaire, mais des faits qu'il est important de rappeler régulièrement, car on les oublie vite et pourtant ils éclairent crûment bien des débats, pressions et polémiques actuelles.

En 2006, les industries des médias et de la culture représentaient plus de 7 % du PIB mondial et pesaient environ 1 300 milliards de dollars des États-Unis, soit environ deux fois les recettes du tourisme international, estimées au même moment à 680 milliards de dollars. Dans les années 1990, l’économie de la culture et de la création a connu dans les pays de l’OCDE un taux de croissance annuel deux fois supérieur à celui du secteur tertiaire, et quatre fois supérieur à celui de la production industrielle. Ces dernières années ont vu une concentration du secteur entre les mains de quelques grandes sociétés multimédias transnationales et d’une poignée d’acteurs mondiaux de l’univers des médias.

En réalité les échanges commerciaux de biens et services culturels ne concernent que les pays de l'OCDE, c'est à dire les pays développés (composition de l'OCDE)

Unesco-export-import-2006.jpg

L'Europe est, de loin, le principal exportateur de documents imprimés et de musiques enregistrées. Puis vient l'Amérique du nord et enfin l'extrême Orient, avec là aussi la montée récente de la Chine.

UNESCO-Export-2006.jpg

Les États-Unis dominent le cinéma et l'image animée en général.

Unesco-films-2006.jpg

Le tableau montre aussi la résistance de certaines cinématographies nationales, comme l'Inde avec Bollywood et la France, grâce à sa politique d'aide.

Maintenant, relisons ces données en pensant aux discussions sur Google-Books, Amazon-Kindle ou Apple-iPad, et auparavant celles sur la musique numérique. Une clé de compréhension ne se trouve-t-elle pas aussi dans ces rapports commerciaux, très géographiquement centrés et dans la recherche d'un nouveau partage au dessus de l'Atlantique à partir du numérique ?

jeudi 25 mars 2010

Hachette Livre en résistance

À l'occasion du Salon du livre de Paris, le Pdg d'Hachette livre a donné un intéressant entretien au journal Les Échos.

“«Le livre est en train de prendre sa revanche» - Entretien avec Arnaud Nourry”, Les Échos, Mars 22, 2010, ici.

L'ensemble est à lire. Extraits :

Les gens ont moins d'argent pour les livres les plus chers et il y a probablement une certaine désaffection des consommateurs pour les livres exigeants. Ce qui explique la diminution régulière du nombre de gros lecteurs. A l'inverse, on observe une extension du lectorat des livres les plus commerciaux. Et cette tendance à la « best-sellerisation » est un phénomène mondial. (..)

En dehors du livre dans les pays émergents riches comme le Brésil ou l'Inde, l'édition est partout un marché mature avec une croissance bon an mal an égale à l'inflation. Je ne crois pas que la consolidation soit terminée car la transformation numérique nous met en face d'acteurs nouveaux, tels qu'Amazon, Apple et Google, qui disposent d'une puissance de feu totalement hors de proportion avec celle des éditeurs. (..)

Apple vient de redonner des marges de manoeuvre aux éditeurs américains face à Amazon… Lorsque, en janvier, Apple est sorti du bois avec son iPad, nous nous sommes dit qu'il y avait une véritable fenêtre de tir pour rééquilibrer le rapport de force avec Amazon sur cette question du livre numérique. (..)

Apple apparaît aujourd'hui comme le chevalier blanc de l'édition américaine. D'autant que, malgré sa grande puissance, il n'a jamais cherché à intégrer l'amont, c'est-à-dire la création. (..)

Mais, aujourd'hui, le géant du Net (Google JMS), dont on dit qu'il veut lancer sa propre tablette à la rentrée, me semble être dans une impasse : les éditeurs se sont dressés sur sa route et il ne peut rien faire de ce fonds formidable au moment précis où le marché décolle. Le risque pour Google, c'est d'être assis sur un trésor impossible à exploiter. Face aux Google ou Amazon, le livre est en train de prendre sa revanche… (..)

Pour le livre, le numérique est une opportunité. Car, contrairement à la presse, par exemple, nous proposons des contenus exclusifs qui ne sont pas menacés par une offre gratuite. D'ici cinq à sept ans, le numérique pourrait donc peser de 10 à 15 % du marché. Et ce marché sera sans doute réparti dans chacun des principaux pays entre cinq ou six acteurs comme Apple, Google, Amazon et des distributeurs nationaux.

Je ne suis pas sûr qu'il n'y ait encore quelques naïvetés chez ce représentant du deuxième groupe mondial de l'édition. La force de frappe des trois compères du numérique est sans commune mesure avec celle des éditeurs et des retournements d'alliance sont possibles. Face à une telle concentration, la marge de manœuvre est étroite.

Repéré grâce à F Bon

Actu du 26 mars 2010

Voir aussi le point de vue du Pdg de Penguin Books dans le même journal quelques jours plus tard ici.

Actu du 29 mars 2010

Pour poursuivre la réflexion sur les modèles économiques qui s'esquissent, voir H. Guillaud (ici) et Cl. Laberge ()

mercredi 17 mars 2010

Sens et contresens sur la lecture des jeunes

Très jolie provocation sur l'incohérence des discours actuels sur le livre et joli hommage à la typographie.

Repéré par l'excellent Étreintes digitales ici.

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